mardi 6 janvier 2015

L’éducation, le secteur privé et les arts et sciences sociales : partie 2

Par Rémi Frenette, VP externe de l'AÉACUM

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J’ai parlé de plusieurs choses dans mon dernier billet, mais le fil conducteur était le suivant : il existe partout dans le monde, incluant le Canada et le Nouveau-Brunswick, une tendance manifeste à réduire l’éducation à une passerelle vers le monde du travail. Ce phénomène s’incarne dans des discours et des actions politiques, notamment dans le financement des institutions scolaires et universitaires. Conséquemment, le secteur privé occupe une place croissante dans l’élaboration des programmes d’étude, l’orientation socioprofessionnelle des élèves et les représentations collectives quant rôle sociétal de l’éducation.

Dans quelle position cela met-il les arts et les sciences sociales? Comment la situation nous est-elle problématique ou bénéfique? Suivant ces réflexions, que pouvons-faire en tant que citoyens engagés et instruits dans les sciences humaines? Car si l’humain et la société constituent notre matière première de réflexion et de travail, il doit bien y avoir des choses à dire, à faire.

Premièrement, il est clair que le contexte ne nous valorise pas (si vous ne l’aviez pas déjà deviné). Nos gouvernements provincial et fédéral mettent tous leurs œufs dans le panier, principalement celui de l’exploitation des ressources naturelles. Les métiers manuels sont à l’ordre du jour et il semble rester peu de place pour la culture intellectuelle et artistique et l’innovation scientifique (à moins que ça ne serve aux intérêts d’Irving, SWN ou Trans Canada).

J’ai été horrifié d’apprendre que certains parents d’élèves, au Nouveau-Brunswick, se plaignaient auprès des conseillers en orientation qui suggéraient à leurs jeunes d’aller étudier dans le domaine des arts. Les effets se font sentir à l’Université de Moncton, à la Faculté des Arts et des Sciences sociales, où les administrateurs et les professeurs s’arrachent les cheveux devant les coupures budgétaires et la baisse du taux d’inscription. Des programmes se demandent s’ils vont survivre. Les professeurs qui quittent ne sont pas remplacés.

Au-delà de la dévalorisation et le manque de reconnaissance, nous nous trouvons probablement à l’époque la plus sombre de l’histoire du pays en matière de financement et de liberté académique. Certains parlent d’une « war on science ». D’autres encore décrient que les fonds publics s’orientent de plus en plus vers la recherche appliquée – lire « servant les besoins des entreprises » – au détriment de la recherche fondamentale. Professeurs et étudiants doivent alors démontrer que leur travail aura un impact direct sur l’économie, sans quoi ils risquent de ne pas être financés. Or, les causes de cette marchandisation du domaine scientifique dépassent le sentiment d’urgence économique suscité par l’austérité de la classe politique : il s’agit avant tout de mesures fondées sur des bases idéologiques.

Le gouvernement Harper illustre de façon presque caricaturale l’attitude dénigrante qui existe – ou qu’on essaye délibérément de faire exister – envers les sciences sociales. Qui peut oublier la fameuse expression du premier ministre, « this is not a time to commit sociology »? Harper expliquait alors que le regard sociologique nous détournerait de la gravité des attaques terroristes. Le mot « commit », de « commettre » (un crime), en dit déjà long. Et le député conservateur Poilièvre de renchérir : « The root causes of terrorism is terrorists ». De grâce, éloignez cette sociologie que je ne saurais voir ... et qui me ferait réfléchir plus loin que le bout de mon nez ...

Souvenons-nous aussi de Bernard Valcourt se prononçant sur le fait que les membres des Premières Nations représentent un prisonnier sur quatre au pays alors qu’ils ne constituent que quatre pour cent de la population totale. « Je ne peux pas expliquer ça, je ne suis pas devin. » Ni un sociologue d’ailleurs, ni un criminologue, ni un historien ou un anthropologue spécialisé sur les questions autochtones. S’il l’était, il n’aurait pas été nommé ministre au cabinet de Stephen Harper...

Quand ce n’est pas assez d’ignorer ou de dévaloriser, on censure. L’artiste visuelle Franke James, qui critiquait par ses œuvres la destruction des écosystèmes engendrée par les politiques économiques du gouvernement fédérale, constitue un cas notoire récent et fort médiatisé. Et elle est loin d’être la seule.

Les arts et les sciences sociales doivent par ailleurs justifier leur raison d’êtreau sein de paramètres discursifs ne correspondant pas à leur nature profonde. Dans un monde qui perçoit l’apprentissage et la formation comme un passage vers le monde du travail, dans un contexte où l’éducation s’instrumentalise au service du développement et de la compétitivité économique, il devient en effet difficile de comprendre la « valeur » d’un peintre, d’un philosophe ou d’un poète.

Or, il s’agit d’un faux débat. Même si on peut démontrer l’importance de telles disciplines pour le développement et la diversité économique, et même si on réussit à y voir un grand potentiel de carrières et d’employabilité (comme je l’ai fait dans un billet précédent, et comme plusieurs autres personnes le soutiennent, par exemple ici et ici), le simple fait d’accepter la prémisse utilitariste de la discussion écarte la notion que les disciplines fondamentales possèdent une valeur intrinsèque, indépendamment de l’époque et des difficultés économiques.

Car les arts et les sciences sociales (comme l’éducation au sens large, à mon avis) ne sont pas compatibles avec les visées anti-intellectuelles des classes dominantes actuelles. Comme le disait Einstein : « Everybody is a genius. But if you judge a fish by its ability to climb a tree, it will live its whole life believing that it is stupid. » Dans le même sens, mesurer la valeur de la sociologie alors même qu’on rejette la pensée critique appliquée aux enjeux sociétaux, cela devient un non-sens flagrant. C’est un faux débat. (Et cela même si, je le répète, les arts et les sciences sociales sont une formation applicable dans une myriade de secteurs professionnels... vous voyez comme je suis toujours forcé d’y revenir?!)

En résumé : le portrait n’est pas rose, surtout au niveau du discours et des représentations. Que peut-on faire? Que doit-on faire en tant que penseurs, artistes, scientifiques?

Pas facile de changer le monde, ni les mentalités. Mais puisque tout changement sociétal naît à partir d’une idée, je pense que c’est là que nous devons commencer. Les arts et les sciences sociales, pour leur propre pérennité mais également pour celle des sociétés actuelles et futures, se doivent avant tout d’agir au niveau des idées, des représentations, du discours. Les artistes, les intellectuels et les scientifiques, les professionnels, chercheurs, professeurs et étudiants doivent dénoncer les paramètres discursifs nous faisant injustement ombrage.  Cela nécessite une réflexion profonde et collective sur le rôle de l’éducation, du scolaire à l’universitaire, ainsi que sur les finalités des disciplines fondamentales. Brisons le carcan de l’éducation arrimée aux besoins du marché ; dénonçons la conception utilitariste de la science et des études postsecondaires ; démentons les préjugés et les idées reçues. Ce n’est qu’en retournant aux sources et en changeant les paramètres du débat que nous réussirons à rétablir un terrain discursif sain, éclairé et constructif.

Il est tout aussi important de ne pas tomber dans le piège d’un système qui désire nous convaincre de l’inutilité de nos intérêts, nos ambitions et nos passions. Si des dirigeants mettent tant d’effort pour nous bâillonner (que ce soit par la censure, les coupures budgétaires ou autre), c’est précisément parce que les scientifiques, les artistes et les intellectuels ont le potentiel d’éveiller la population face aux bévues des classes politiques et économiques dominantes. Ils ont peur de nous, et pour cause : le politologue surveille les comportements et les décisions politiques ; l’économiste critique les investissements et les coupures ; l’historien remet les choses en perspectives ; le peintre mousse l’émotion et la réflexion ; le journaliste fouine dans ce qu’on voudrait passer sous silence ; le poète écrit tout haut ce que le collectif crie en silence. En outre, plus les temps sont durs pour les arts et les sciences sociales, plus cela signifie qu’on en a collectivement besoin.


Dans les prochains blogues, je m’éloignerai du piège rhétorique des impératifs économiques pour m’intéresser à l’utilité, voire la nécessité, des arts et des sciences sociales dans la sauvegarde et le développement du bien commun. Car pour briser les chaînes et jeter la lumière sur le caractère essentiel de nos disciplines, il nous faudra d’abord rappeler quelques-unes de leurs nombreuses contributions.